Tsunami et Reconstruction : l’Urgence contre le Développement ?

par Marc Gossé, architecte et urbaniste, professeur à l’Institut d’Architecture de la Cambre, Bruxelles.



2005
 Marc Gossé

L’élan de solidarité collective, la dynamique des entreprises humanitaires et les promesses de financement public, alliées au déferlement médiatique qui a suivi les vagues du Tsunami, sont aujourd’hui confrontées, comme l’a révélé d’une certaine manière l’affaire « Médecins sans frontière » (qui avoue être arrivée à la limite de ses capacités d’action, techniquement et financièrement soutenables), au défi de la reconstruction post-urgence.

Il s’agit , après l’indispensable aide d’urgence aux survivants et au travail de deuil, de faire le choix, pour la reconstruction, du développement durable contre celui du mal-développement , qui est la pente traditionnelle de la coopération internationale, dominée par la pensée unique marchande.

Les arrières-pensées politiques et économiques ne manquent pas : on les perçoit non seulement dans les surenchères d’annonces d’aides gouvernementales débouchant sur une véritable guerre des chiffres humanitaires, mais aussi dans la nature des projets de reconstruction qui se dessinent. C’est que ces projets de réhabilitation d’infrastructures et d’habitat ne sont pas neutres du point de vue du développement. Une fois encore, on peut craindre qu’une vision développementaliste technocratique et fonctionnelle, sous prétexte de l’urgence et de l’efficacité, ne l’emporte sur une vision culturellement pertinente du développement.

Au Yemen, après le terrible tremblement de terre de 1985, l’aide internationale pour la reconstruction avait abouti à une catastrophe culturelle et professionnelle aux conséquences incalculables : tous les pays ayant envoyé ses maisons préfabriquées, en kits, ou ses plans à l’image de la typologie de l’habitat des donateurs, le tout implanté dans l’urgence le long de la route nationale, loin des villages traditionnels et des champs de culture des populations, une sorte de ville linéaire éclectique et d’une médiocrité terrible était apparue, dans un pays qui recèle l’une des plus impressionnantes traditions urbaines et architecturales basées sur la construction en terre crue.
Au Maroc, à Al Hoceima, après le tremblement de terre de l’année dernière, dans une région rurale où l’on construit traditionnellement en pierre et en terre, une partie de l’aide aux familles pour réhabiliter ou reconstruire leurs maisons se fait sous forme de bons pour la distribution de sacs de ciment et de fer à béton. Cette politique est contraire à toute pensée de développement approprié et durable.

Evidemment, dans ces deux cas -Yéménite ou Marocain- une démarche développementaliste, soucieuse de s’inscrire dans la perspective de la consolidation, de la redécouverte (les constructions traditionnelles anciennes ont révélé dans les deux cas un savoir-faire anti-sismique perdu) ou de la formation des corps de métier du bâtiment en vue d’une conception de l’habitat à la fois respectueuse des modes de vie locaux et des impératifs de la protection sismique, exigent de s’inscrire dans une durée incompatible avec la visibilité médiatique qui tient de l’éphémère.

Par ailleurs, dans l’urgence artificielle qui suit l’aide d’urgence, même si les causes naturelles de certains désastres ne sont pas maîtrisables (on a montré cependant qu’un système d’alerte préventive pourrait épargner beaucoup de vies), les causes humaines et les conséquences du mal-développement du passé, l’absence d’une politique raisonnable d’aménagement du territoire, l’absence de responsabilité des pouvoirs publics par leur laisser-faire par rapport à l’habitat illégal et aux petits commerces localisés dans des zones inondables et risquées, tous ses manquements ne sont pas évalués et la reconstruction se fait sans planification préalable, espérant sans doute que la « main invisible » des marchés régulera les spéculations foncières et immobilières, et que des règlements d’urbanisme et de construction sans valeur contraignante et sans suivi, suffiront à établir l’harmonie entre entreprises humaines et écologie de l’habitat.

Parfois les normes de constructions imposées pour la reconstruction sont elles-mêmes génératrices de mal-développement : la construction en terre est toujours injustement réputée non-sismique et donc l’imposition du béton généralisée.

Quand les Agences de coopération, les ONG ou les entreprises interviennent dans la reconstruction, elles le font généralement dans une absence de coordination, mais surtout de cohérence conceptuelle, véhiculant leurs propres modèles culturels, leurs prpres normes, leurs propres typologies architecturales, leurs propres mécanismes de décision et d’action. Quand les autorités locales tentent de jouer un rôle de coordination et d’imposer des règles et des normes locales, elles le font généralement suivant les mêmes « mécanismes génériques » internationaux de normalisation culturelle, acceptant leur propre aliénation à l’ordre globalisant du « néolibéralisme humanitaire ».

Le modèle urgentiste, qui imprègne tant l’aide d’immédiatement après la catastrophe comme le temps de la reconstruction, désormais justifié par la notion de l’ingérence humanitaire, de par ses mécanismes standardisés, génère donc des situations de dépendance économique, d’aliénation politique ou culturelle lourdes de conséquences pour l’avenir des populations que l’on souhaite « aider ». L’urgence est toujours mauvaise conseillère dans la question du développement, qui ne peut se penser que dans la durée et via un questionnement sur la culture, comme processus de construction de l’avenir des populations concernées.